Vendu en millions d’exemplaires, les "Loups-Garous de Thiercelieux" ont été créés en 2001 par les auteurs français Hervé Marly et Philippe de Pallières.
Ce social deduction game, jeu de société dans lequel les joueurs tentent de déduire le “rôle caché” d’un autre joueur, débute par cette histoire :
« Dans “l’Est sauvage”, le petit hameau de Thiercelieux est depuis peu devenu la proie des
Loups-Garous. Des meurtres sont commis chaque nuit par certains habitants du village, devenus Lycanthropes à cause d’un phénomène mystérieux… Les Villageois doivent se ressaisir pour éradiquer ce nouveau fléau venu du fond des âges, avant que le hameau ne perde ses derniers habitants. »
Rappel de la règle du jeu
Dans ce jeu (à partir de 7 joueurs et sans limite), les joueurs incarnent soit des Villageois soit des Loups-Garous.
Chaque nuit, les Loups-Garous dévorent un Villageois. Le jour, ils masquent leur identité nocturne pour échapper à la vindicte populaire. Le but des Loups-Garous est d’éliminer les Villageois.
Chaque nuit, un Villageois est dévoré par les Loups-Garous. Le jour, les Villageois survivants se réunissent afin de démasquer parmi les autres joueurs qui sont les mangeurs d’homme.
Après discussions, ils votent contre un suspect. Le but des Villageois est d’éliminer les Loups-Garous.
En plus des Villageois et des Loups-Garous, d’autres rôles sont présents comme « la Voyante», « la Sorcière » et « la Petite Fille » pour les rôles féminins et « le Chasseur », « le Voleur » et le « Capitaine » pour les rôles masculins.
Si la version française du jeu n’épargne pas les stéréotypes de genre, en revanche la distribution aléatoire des rôles font que des joueurs peuvent jouer des rôles féminins et des joueuses peuvent jouer des rôles masculins.
Il est intéressant de noter que dans des versions étrangères du jeu, les rôles féminins peuvent être masculins et inversement.
Une scénographie définie par le meneur de jeu
Les parties de jeu sont menées par un meneur de jeu. Son rôle est proche de celui d’un acteur. Il énonce des phrases spécifiques selon les situations. Par exemple, lorsque la nuit tombe, il déclare : « C’est la nuit, tout le village s’endort, les joueurs ferment les yeux ».
Le meneur de jeu est également un réalisateur et un metteur en scène. Avant une partie, il peut inventer de nouveaux rôles et introduire des événements qui viendront modifier la mécanique du jeu. Il crée une atmosphère de jeu et mène les débats. Chaque meneur de jeu développe ainsi un style qui lui est propre.
Des parties de jeu qui s'inscrivent dans un espace métaludique
Iniz Becker, qui a consacré son mémoire d'étude sur « Les pratiques transmédiatiques et les pratiques d’appropriation des communautés de joueurs de Social Deduction Games, Le cas du Loup Garou », écrit :
« Parce qu’il se joue en groupe, le jeu prend une autre ampleur. (...) Cette spécificité transforme l’expérience du jeu même. Il faut pouvoir être en mesure de réunir l’ensemble du groupe, par conséquent la temporalité du jeu est inhabituelle : les parties sont en effet plus longues et se produisent moins souvent. (...) Les espaces ludiques sont également radicalement transformés dans le cas des Social Deduction Games car plus il y a de joueurs impliqués dans le jeu, plus il faut prévoir un espace « sur mesure », permettant à tous les joueurs de pouvoir s’observer et s’écouter. L’espace qu’on a appelé « métaludique » auparavant est également bouleversé. Les joueurs sont d’autant plus impliqués dans les interactions sociales du jeu qu’ils sont nombreux ; les conversations autour du jeu fleurissent alors, que ce soit en présentiel, avant ou après une partie, ou en ligne sur des médias sociaux tels que Twitter, Facebook ou Discord.»
Mafia, le jeu originel
Les auteurs des Loups-Garous se sont largement inspirés du jeu « Mafia » du Russe Dimitry Davidoff.
Etudiant en psychologie et en sciences politiques, celui-ci développe en 1986 un jeu de cartes pour le club des lycéens qu’il encadre. Son objectif est de les faire réfléchir à la question suivante : « Quel est le groupe qui a le plus de pouvoir ? Une majorité non informée ou une minorité informée ? »
Mafia de Dimitry Davidoff, édité par Art. Lebedev Studio en 2007
Dans « Mafia » deux équipes s’affrontent : les honnêtes citoyens et les mafieux. Ces derniers doivent cacher leur identité et se faire passer pour des citoyens honnêtes.
L’écrivain Adam Gopnik écrit à propos de ce jeu : « Le plaisir du jeu réside dans le fait de tester ses propres compétences en tant que dissimulateur ou en tant qu’observateur : mentir ou repérer les menteurs. La stratégie du jeu est basée sur une coopération enthousiaste et une paranoïa absolue. Le plus fascinant à propos de « Mafia » est de voir à quel point l'irrationalité persiste dans le jeu, c’est à dire que la déduction réelle intervient peu et c’est surtout la panique qui régit la conduite des joueurs. Le jeu se décompose rapidement, comme le feraient les groupes sociaux, en petits cercles de croyance, qui finissent par devenir des foules de méfiance. »
Un jeu de communication
« Les Loups-Garous de Thiercelieux » et « Mafia » sont des jeux basés sur la communication. Le dialogue et la réflexion entre les joueurs sont essentiels. Une anecdote amusante vient illustrer ce propos. Lors d’une partie de « Mafia » se trouvaient un député de la Douma (chambre basse du parlement russe) et un jeune étudiant russe. Durant les délibérations, l’étudiant interpella le député : « Qu’est-ce que tu fais ?! Ce n’est pas la Douma ici, il faut réfléchir ici avant de voter ! » (…) Les joueurs éclatèrent de rire et le député promit de corriger son attitude.
Copie, appropriation et transgression
Le jeu japonais Jinrou
« Les Loups-Garous de Thiercelieux » ont été repris dans le monde entier. De « Ultimate Werewolf » aux Etats-Unis à « Jinrou » au Japon en passant par la version jeu vidéo en ligne « Among Us », des versions plus personnalisées existent également.
© Victor Dulon Jeu du Loup Garou sur la thématique "Harry Potter", réalisé à l'occasion de la "Nuit du tatouage et de l'illustration 2018".
C’est ce que montre Iniz Becker dans son mémoire. Les joueurs se sont appropriés le jeu, l’ont adapté, l’ont amélioré.
« On observe des allers-retours entre différentes plateformes qui permettent aux joueurs de s’inspirer, de créer ensemble et de diffuser aux différentes communautés leurs variantes. »
Il est intéressant de noter que « si les femmes sont minoritaires dans la pratique du Loup Garou, elles sont particulièrement présentes dans les pratiques engageantes auprès de leur communauté. Ainsi, les joueuses manipuleraient plus le jeu en l’adaptant que les joueurs. »
Un jeu-commun
Iniz Becker conclut : « On pourrait dans cette optique comparer le Loup-Garou avec un jeu de Tarot, dont les règles peuvent être appropriées à l’infini, ou presque : celles-ci n’appartiennent plus à personne; l’objet est devenu bien commun. »
Cette pratique de l’appropriation résulte de l’appartenance des joueurs à la génération Y. Selon Iniz Becker, « ces générations ont en effet constamment eu la possibilité depuis leur enfance de discuter, de négocier ou encore de remettre en cause toute forme d’autorité. Dans notre exemple, il s’agit aussi de remettre en cause la règle, autrement dit la norme, par l’acte d’appropriation. »
Des fantômes affamés
L’appropriation du jeu des Loups-Garous est telle que les joueurs vietnamiens n’ont pas hésité à transgresser les règles en transformant la mascotte du jeu en fantômes affamés : les ma dói.
Le jeu s’appelle « GrabFood Ma Dói » et les gourmets doivent démasquer les fantômes affamés.
Le jeu vietnamien « GrabFood Ma dói »
Un défi pour l’intelligence artificielle
Saviez-vous que même les chatbots japonais jouaient aux Loups-Garous ? Le projet « Artificial Intelligence Werewolf » (AIWolf) vise à former l’intelligence artificielle des chatbots à la psychologie de groupe.
Les Loups-Garous présentent plusieurs défis. « D’abord, les bots doivent communiquer en langage naturel, voire persuasif, qui va bien au-delà du test de Turing. Ensuite, il s’agit d’un jeu dit d’informations incomplètes, comme le poker, où les joueurs doivent prendre des décisions tout en ignorant des éléments clés de la partie. De plus, les pouvoirs des joueurs sont « asymétriques », dans le sens où certains (les loups-garous) en savent plus que les villageois qui ignorent l’identité des loups-garous. Ainsi, la recherche informatique impliquée va de l’apprentissage automatique à la science cognitive, en passant par le traitement du langage et la programmation logique. »
Conclusion
Du jeu-produit au jeu-commun, les Loups-Garous sont devenus ce que ses joueurs en ont fait. Ils ont participé à la naissance d'une culture ludique singulière qui s’articule autour de communautés de joueurs hors ligne et en ligne, de groupes de discussions sur les réseaux sociaux et de détournements des réseaux de communications.
Joués dans tous les pays et même par des chatbots, les Loups-Garous font partie d’une culture populaire mondiale. Un film est également en préparation (en salle le 25/06/2021)…
De Thiercelieux à Hollywood, les Loups-Garous ont voyagé depuis leur création il y a 20 ans !
Pour aller plus loin :
La vidéo You Tube d'Iniz Becker : Des Loups-Garous de Thiercelieux à Among Us... Quelle culture ludique ? 14/04/2021
Le site d'Iniz Becker : Hypometac
Iniz Becker, « Les pratiques transmédiatiques et les pratiques d’appropriation des communautés de joueurs de Social Deduction Games, Le cas du Loup Garou », Mémoire de master en Information et communication, sous la direction de Clotilde Chevet, Celsa - Sorbonne Université, 2020
Merci à Iniz d'avoir pris le temps de m'expliquer son mémoire de vive voix :)
Sources :
Les règles du jeu les "Loups-Garous de Thiercelieux"
Le site du jeu « GrabFood Ma Dói »
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