Lorsque Felix D'Eon, artiste queer qui a grandi en Californie, rentre en 2013 au Mexique, son pays natal, l'envie de revisiter le jeu traditionnel "La Lotería" s'impose immédiatement.
Son idée est de moderniser le bingo mexicain en représentant les queers (personne dont l'orientation ou l'identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants) latinx (mot neutre pour désigner des personnes vivant aux États-Unis dont la culture est principalement latino-américaine) sous un jour de fête.
"La Lotería" : bien plus qu'un jeu de bingo
"Quand j'étais petit, nous jouions à la loterie et la plupart de mes amis latinx également", explique Felix D'Eon. "Ce jeu contient une charge émotionnelle puissante dans la communauté latinx, il fait partie de notre héritage."
C'est ce patrimoine ludique qu'a également voulu explorer l'artiste américaine Teresa Villegas.
Dans son installation artistique intitulée "Lotería : An Exploration of Mexico", elle déclare : "Chaque culture a ses idiomes et ses icônes - certains mots et images transcendent le sens littéral et résident dans la psyché des gens. C'est le cas de la Lotería."
Autrice du livre "¡ Loterie !", Gloria Arjona affirme : "La Lotería n'est pas seulement un jeu, c'est une tradition. Cela fait partie de notre identité."
Un Français éditeur de la Lotería
Gloria Arjona, ajoute : "Peu de personnes savent que la loterie a été produite au Mexique par un immigrant français : Clemente Jacques, arrivé dans l'état de Campeche pour ouvrir la première usine de conserves alimentaires".
En 1887, l'homme d'affaires Don Clemente Jacques produit de nombreux articles : produits alimentaires, bouchons, bouteilles et mêmes des munitions. Dans son imprimerie, il fabrique des étiquettes pour les aliments emballés, des publicités, des invitations, des cadeaux, des calendriers et la version "Don Clemente Gallo" du jeu de la Lotería !
Teresa Villegas confie une anecdote qui pourrait expliquer la diffusion nationale du jeu. "Lorsque les ouvriers emballaient les conserves pour les rations militaires, ils incluaient un petit jeu de Lotería pour que les soldats passent le temps en jouant.
Lorsque les soldats rentraient chez eux, ils rapportaient le jeu à leur famille. C'est ainsi que le jeu devint extrêmement populaire auprès du grand public."
Comment on joue ?
Teresa Villegas explique les différences entre le bingo américain (ou le loto français) et la Lotería :
"Au Bingo, une lettre associée à un nombre est choisie au hasard dans un tambour rotatif, tandis qu'à la Lotería, une image colorée est tirée d'un jeu spécial de 54 cartes. Au Bingo, l'animateur annonce les lettres et les chiffres tirés, tels que « B-4 » et les joueurs marquent leurs plateaux de jeu en conséquence.
Dans la Lotería, l'annonceur donne un court poème improvisé ou une phrase familière faisant allusion à l'image sur la carte (par exemple « Le manteau pour les pauvres » pour l'image du soleil, ou « Celui qui meurt par la bouche » pour l'image du poisson).
Chaque joueur utilise un pion, souvent un grain de maïs ou un haricot, pour marquer l'endroit correspondant sur son tabla. Dans l'un ou l'autre jeu, le premier joueur à remplir de manière appropriée le plateau de jeu ou le tabla selon un modèle prédéfini criera soit « Bingo ! » soit « Lotería ! » pour gagner le jeu et recevoir le prix.
Le succès et la popularité de l'annonceur dépendent de son habileté et de son style. L'approche de l'annonceur dépendra souvent du contexte social dans lequel le jeu se déroule. (...) La satire et les références à l'actualité et à la politique font souvent partie du jeu; en fait, le lien entre les images et les commentaires existe depuis le début du jeu."
La Lotería d'Eon : normaliser la communauté queer
Pour revenir au début de notre histoire, la Lotería queer de Felix D'Eon s'inscrit dans une démarche artistique et revendicatrice. Si le jeu original parle d'une époque, il désire que celui-ci reflète la sienne.
"En faire une version qui décrit l'expérience queer, créer un espace où les personnes queer latinx peuvent se sentir impliquées et refléter notre identité dans notre culture étaient des questions importantes pour moi" déclare l'artiste.
En revisitant les personnages de la Lotería, Felix D'Eon présente un spectre multiculturel d'amour queer, de séduction et de sexe, tous présentés dans un format ancien qui vise à normaliser les personnes historiquement marginalisées.
Ainsi dans les illustrations ci-dessus (voir le début du post) "El Trans" est un homme transgenre dont le torse porte des cicatrices chirurgicales.
"El Oso" ou "l'ours" est un homme à la poitrine velue vêtu d'une combinaison moulante.
"El Taco" est un clin d'oeil plein d'humour à la gastronomie mexicaine (miam).
"La Luna" ou "la Lune" représente une femme dans les bras d'une autre, en hommage à l'icône mexicaine Frida Kahlo.
© Felix D'Eon
La Lotería Millenials : représenter la société actuelle
C'est également pour refléter sa réalité qu'en 2017, Mike Alfaro crée sur son compte instagram "Millennial Lotería". Succès immédiat, le jeu est édité et se vend à plus de 70 000 exemplaires.
© Millenial Loteria
Dans une interview au New York Times, le créateur du jeu revient sur l'origine du jeu : "J'étais en vacances au Guatemala, mon pays natal, quand je suis tombé sur une ancienne version de la Lotería de Don Clemente. Je regardais les cartes et j'ai vu "La Dama" et cela semblait tellement dépassé, surtout dans le contexte du #MeToo. J'ai pensé : cette carte serait tellement plus cool si c'était " La féministe ". Et j'ai commencé à regarder les autres cartes et j'ai réalisé que les représentations des personnages du jeu étaient problématiques et stéréotypées."
La démarche de Mike Alfaro est claire : "Je voulais trouver un moyen de représenter les Latinx d'une manière plus moderne et je voulais avoir un prisme hispanique pour observer la génération des Millénials."
© Millenial Loteria
La Lotería : célébrer la culture mexicaine en décolonisant l'imaginaire américain
Briser les stéréotypes c'est aussi l'objectif de l'artiste Teresa Villegas. Son exposition itinérante "La Lotería: An Exploration of Mexico" est née du désir de faire connaître la culture mexicaine aux Américains.
"De nombreux Américains ne connaissent que les stéréotypes associés aux Mexicains : travailleur journalier, femme de ménage ou nounou d'enfant. Je voulais changer cette perception, (...) sensibiliser le peuple américain à nos voisins du sud de la frontière.
Les 54 peintures représentent les icônes qui peuplent le Mexique, avec une dose d'humour, d'ironie et de spiritualité. Ces trois piliers permettent aux Mexicains de préserver leur santé mentale dans un contexte qui, parfois, semble être contrôlé par l'irrationnel."
© Teresa Villegas
L'artiste a choisi de représenter des figures féminines fortes, dont les voix ne sont souvent pas entendues.
"La Corona" fait référence aux religieuses dont les portraits étaient peints avant leur entrée au couvent. Au XVIIe siècle, après avoir prononcé leurs vœux, elles étaient cloîtrées définitivement et leurs proches ne pouvaient plus jamais revoir leur visage.
"La Muñeca" est une poupée en papier mâché affichée dans les vitrines des maisons closes par les prostituées pour indiquer leur disponibilité.
"La Corregidora" représente la révolutionnaire Doña Josefa Ortiz de Domínguez, dont les murmures ont aidé à libérer le Mexique de l'Espagne.
Enfin, aucune autre image de femme n'est aussi répandue au Mexique que celle de la Vierge, dont les représentations vont du divin au grand art kitsch comme dans "La Vierge phosphorescente."
Conclusion
Objet artistique et politique, la Lotería n'est plus seulement un jeu destiné à être joué. S'émancipant de son cadre ludique, le bingo mexicain est désormais un outil de prédilection pour véhiculer des messages et des revendications.
Ainsi, l'artiste Yuyi Morales s'empare d'une carte symbolique de la Lotería pour signifier sa résistance : "Dans la version traditionnelle de Lotería, "El Valiente" représente un homme macho portant un couteau plein de sang dans une main et un sarape dans l'autre. Pendant longtemps, j'ai ressenti un grand besoin de redéfinir et de démystifier le récit patriarcal de ce que signifie être courageux.
Avec "La Valiente", je veux honorer et célébrer les femmes, en tant que véritable incarnation du combat courageux, et souvent douloureux, pour la dignité, le respect et la justice, qui est maintenant devenu encore plus urgent que jamais."
© Yuyi Morales
Sources
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